Notes de lecture


Petit éloge des brumes
de Corinne Atlan, Gallimard, 2019
Collection Folio


On ne saurait célébrer les nuées sans s’affranchir quelque peu des contours. Avec son Petit éloge des brumes, Corinne Atlan y parvient à merveille qui signe là, à la fois, une apologie du nébuleux, un récit de vie, un chant d’amour à l’endroit de son archipel d’adoption, et, d’une certaine façon, un précis (!) d’esthétique japonaise.
Un joli paradoxe étymologique nous accueille à l’orée du livre : « Le mot brume, qui vient du latin brevissima, a d’abord désigné le solstice d’hiver, la journée la plus courte de l’année […] ». Ainsi donc, voilà le voile, que l’on pensait diffus, étiré et long à se déchirer, associé à la brièveté la plus extrême. Aussitôt, l’auteur nous avertit : « Les nébulosités sont plus subtiles que ne pourrait le laisser supposer le sens péjoratif qui au royaume de la Raison, s’est attaché à leur nom ».
Nuées, nuances… Dans ce livre tout en finesse, Corinne Atlan épaissit la brume en même temps qu’elle ne la dissipe. La traductrice -dont le nom pour moi comme pour beaucoup de lecteurs français, reste tapi dans l’ombre de celui d’Haruki Murakami- sous couvert d’évoquer « la préférence pour le vague » qu’elle cultive depuis son plus jeune âge, se livre en écrivain accompli.
De ses lectures rêveuses de jeune vacancière en villégiature normande, à son étonnement devant les installations de la plasticienne Fujiko Nakaya, en passant par sa découverte à l’adolescence du cinéma nippon, nous suivons l’auteur dans la lente, mais ô combien assurée, initiation aux nuées qui fut la sienne.
Les poètes et écrivains aimés sont convoqués au gré de citations bien choisies : Baudelaire, Maupassant, Bachelard, Butor, mais aussi… Bashô, Sôseki et tant d’autres. Les cinéastes et peintres se trouvent aussi nombreux à habiter ces pages.
Images et mots, sous la plume de Corinne Atlan, ne s’opposent pas mais se répondent, s’entretraduisent. Plume et pinceau ne peuvent-ils pas porter de même ces qualités essentielles que sont l’"amai" (le « vague, fou, ambigu ») et le "sabi" (« cette patine du temps qui selon l’esthétique japonaise donne aux choses leur vraie valeur, leur vraie beauté ») ?
« Le flou, le brumeux, comme façon d’être, comme principe de civilisation : je n’aurais pu rêver pays correspondant mieux à mes attentes ».
Esprit du Japon. Esprit du voyage aussi… En des temps où l’on aurait pu penser celui-ci moribond, piétiné sans merci par les Huns du tourisme, suffoquant sous l’incessant épandage de longues trainées de kérosène, ce Petit éloge des brumes nous rassure. Ses lignes portent encore bien vivants les désirs et les émotions attachés aux années népalaises de l’auteur (toute une décennie à enseigner le français aux confins de l’Himalaya !) et à ses pérégrinations dans l’archipel des brumes. Un peu comme les arbres ici évoqués :
« Les cèdres de Yakushima sont si riches en sève qu’ils ne pourrissent pas »
On retrouve dans ces pages, cette curiosité, cette soif de l’ailleurs que l’on avait tant appréciées chez Nicolas Bouvier ou encore dans la Passagère du silence de Fabienne Verdier.
L’invitation aux nuages de Corinne Atlan, libellée dans un style aussi ciselé que le sujet est nébuleux, fait alterner nappes de rêveries, de connaissances et de souvenirs pour nous rappeler cette vérité essentielle :
« Nous sommes en réalité de la même pâte malléable que les nuages et les brumes ».

Etienne Orsini
11 septembre 2019


XXX

Le Modèle oublié, Pierre Perrin
Editions Robert Laffont, 2019
Par Etienne Orsini


   Je reviens de Dieppe, Ornans et Paris. Autant dire que j’achève tout juste la lecture du Modèle oublié de Pierre Perrin. Venu là, depuis les glaces islandaises d’un roman de Jòn Kalman Stefansson et, avant cela, depuis les étendues ukrainiennes du fameux Roubaïev de Serge Lentz, il m’a fallu un peu de temps pour rentrer dans ces pages. Un peu ; si peu, en fait. Le temps d’accommoder mon regard de lecteur et de faire abstraction du cadre pour pénétrer dans le tableau. Je passais si soudainement des Provinces de l’Irréel à l’exploration de contrées réalistes s’il en fut. Très vite pourtant, le cadre s’efface et la trame de la toile disparaît. La chair prend, je veux dire : la chair des personnages.
   Courbet, avide de vie, si jeune et déjà pénétré de la conviction de son propre génie, rencontre Virginie Binet, fille d’un veuf dieppois, cordonnier de son état, et sœur attentionnée de deux cadettes. Tout son contraire ! Mais les voies de l’amour étant impénétrables, Virginie change d’existence et de dévouement, quittant sa ville normande pour Paris et le foyer paternel pour l’atelier du jeune peintre fougueux. S’ensuivent onze ans de vie commune et si peu commune, dans l’ombre du peintre et de ses amis, non des moindres : Baudelaire, Champfleury, Proudhon… Couchée dans le lit de l’artiste et sur quelques-unes de ses toiles (La sieste champêtre, L’atelier du peintre …), l’amante se voit refuser cependant toute possibilité d’accès à une vie familiale. Ainsi, Gustave prend-il soin d’éviter la présentation de Virginie à son père et à ses sœurs. Plus tard, lorsque celle-ci accouche d’un petit Emile, il refuse de reconnaître l’enfant. Il en oubliera un à un tous ses anniversaires. Dans ces conditions, longtemps indéfectible, l’amour dévoué de Virginie finit par s’éroder, laissant place au chagrin puis à la séparation et au retour de la Dieppoise dans sa cité. Son amant ne s’en est jamais caché : son art prime sur tout le reste. De fait, c’est sans descendance que l’artiste finira ses jours, deux décennies plus tard. Virginie se verra quant à elle, remplacée dans l’autoportrait L’homme blessé par une tache de sang !
   Par son style, vif et précis, alliant le vif des dialogues, le cinglant des formules, à l’évocation -jamais trop longue- de paysages qu’il connaît bien, l’auteur parviendrait presque à nous faire oublier le considérable travail documentaire sous-jacent à son livre et dont témoigne l’abondante biographie à la fin de l’ouvrage. Les citations, ciselées, sont à ce point au service du récit que l’on ne s’échine pas à vouloir en ramasser les guillemets tombés. L’Histoire prête au livre ses pages, parfois méconnues, avec une vraie générosité de dates, de faits, d’anecdotes. Le rôle de Courbet durant les événements de la Commune de Paris apparaît ainsi sous un jour particulièrement intéressant.
   Mais c’est en romancier que Pierre Perrin reconstitue le passage douloureux de la présence offerte à l’absence creusée.
  A la lecture du livre, on ne peut s’empêcher de songer à la phrase de Flaubert qui, à la vue d’une famille, s’écria un jour : « ils sont dans le vrai ».
  En nous faisant toucher de près le paradoxe de l’artiste qui, pour sublimer sa souffrance, semble condamner à faire souffrir ses proches, Pierre Perrin est assurément lui aussi dans le vrai.



                                                                              X



L’Ombre d’un père de Christoph Hein
Editions Métailié, 2019
Par Etienne Orsini


 Au poète, l’instant ; au romancier, le destin. S’il y eut un jour un Yalta littéraire -mais au terme de quelle guerre ? -, ce dut bien être celui-là. Le premier, du temps, suspendrait le vol ; le second quant à lui se chargerait de le déployer.
   Dans son dernier roman traduit en français, L’Ombre d’un père, Christoph Hein nous relate 60 ans de la vie de Konstantin Boggosch et de l’Histoire allemande. Müller, de son vrai nom, Konstantin apprend tôt qu’il ne sert à rien d’enterrer les patronymes, comme le fit sa mère. Les fantômes ne sont jamais dupes de ce genre de tours… Ni les dossiers, qui toujours nous survivent.
   Gerhard Müller, propriétaire des usines Vulcano dans quelque bourgade perdue de l’Est de l’Allemagne, s’est rendu coupable, sous l’uniforme SS, des pires atrocités en Silésie et en Pologne. Zélé autant qu’opportuniste, il a de plus entrepris de bâtir un camp de travail sur les terrains de ses usines. Ses méfaits très tôt le rattrapent et, arrêté, il est exécuté par un tribunal militaire polonais. Le criminel est mort. Son ombre plane désormais au-dessus des siens.
   Après la guerre, tandis que le pays se fracture, la famille Boggosch-Müller n’est pas moins déchirée. L’oncle et le frère Gunthard se rangent du côté de Gerhard -l’oncle ira même jusqu’à obtenir la condamnation du tribunal polonais qui a prononcé la sentence contre son frère ! Konstantin et sa mère rejettent le criminel et tentent de survivre dans l’oubli. Hélas, en R.D.A., les dossiers qui savent tout et la sacro-sainte règle de l’extension de la condamnation aux proches font comprendre à Konstantin qu’il ne pourra jamais suivre la voix de son choix s’il demeure dans son pays. Le mur n’est pas construit et quelques stratagèmes permettent au jeune adolescent de s’enfuir pour Marseille. Dans la ville inconnue où il doit se vieillir (il n’est âgé que de quatorze ans) et taire son ascendance, la porte d’une librairie, après quelques jours d’errance, lui ouvre celle de la vie et de l’amitié. Polyglotte grâce aux efforts de sa mère, il parvient à gagner son existence en assurant des traductions pour le libraire et trois de ses amis. Le groupe se révèle constitué d’une branche d’un ancien réseau de résistants. Mais un jour, dans un livre que le libraire lui offre, Gerhard Müller réapparaît -ou du moins le croit-il, sous le surnom de Vulkan. Il n’en faut pas davantage à Konstantin pour quitter la cité phocéenne et ses amis dont il s’estime indigne. Non sans difficultés, il regagne la R.D.A., passant la frontière le jour-même où le mur-couperet tombe au milieu de Berlin.
  La suite pour Konstantin n’est que déconvenues. Après une quarantaine et une période de mise à l’épreuve, ses efforts se fracassent contre une bureaucratie hostile. Alors qu’il vient de remporter haut la main le concours d’entrée à la prestigieuse école de cinéma de Babelsberg, il s’en voit finalement refuser l’accès par un oukaze venu d’en haut. En définitive, il réussit tant bien que mal à se frayer un chemin en tant qu’enseignant dans le lycée d’une petite ville. Jusqu’au jour où le poste de directeur de l’école est en jeu.
   Il n’y a pas de quête d’efficacité dans ces pages qui nous tiennent cependant en haleine. On chercherait aussi en vain cette « voix inimitable » qui, selon Kundera distingue l’écrivain du romancier. C’est le sentiment-même de l’existence qui nous saisit à la lecture du livre de Christoph Hein. Ce sentiment que l’on s’imagine éprouver à la toute fin de ses jours, lorsque les événements épars, comme par miracle, s’agencent dans la cohérence plus éclairante. Cessons vraiment d’opposer poètes et romanciers. Un auteur tel que Christoph Hein se révèle être un vrai poète des destinées.

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